L'alarme a été tirée pour la première fois à Anvers, dont le port gigantesque est devenu depuis longtemps l'une des principales portes d'entrée de la cocaïne en Europe. Elle s'est ensuite étendue à Bruxelles, où depuis plus d'un an, les nouvelles de fusillades dans la rue dues à de prétendus règlements de compte entre gangs de drogue sont devenues presque monnaie courante dans la capitale belge. Les juges du pays confirment aujourd'hui ce que diverses voix mettaient en garde depuis quelques temps : les réseaux de trafic de drogue sont si répandus en Belgique – et ils exercent un tel pouvoir dans l'ombre – que le pays est en passe de devenir un narco-État. Seule une stratégie « structurelle » permettra d’éviter que le pays ne sombre dans le pire, préviennent-ils.
« Nous sommes confrontés à une menace organisée qui met à mal nos institutions », prévient un juge d'instruction d'Anvers dans une lettre ouverte publiée ce lundi sous couvert d'anonymat sur le portail officiel des tribunaux belges. Dans le pays « se sont implantées de vastes structures mafieuses, qui sont devenues une force parallèle qui défie non seulement la police, mais aussi le système judiciaire », souligne la juge, qui révèle qu'elle a dû passer quatre mois cachée sous surveillance policière en raison de menaces et d'intimidations pour ses enquêtes sur des affaires de trafic de drogue. Ce qui, note-t-il, est également arrivé à plusieurs de ses collègues, dont beaucoup vivent sous protection policière.
En 2022, Vincent van Quickenborne, alors ministre belge de la Justice, a également dû déménager avec sa famille à une adresse secrète et sous une protection policière redoublée en raison de menaces liées au trafic de drogue. Une situation qui s'est reproduite aux Pays-Bas voisins, où la princesse Amalia d'Orange, puis le premier ministre et aujourd'hui secrétaire général de l'OTAN, Mark Rutte, ont également bénéficié d'une protection renforcée après avoir été menacés par des bandes criminelles.
La lettre du juge publiée aujourd'hui fait partie d'une campagne menée par le système judiciaire belge pour dénoncer le manque de ressources et de sécurité qui l'afflige dans le cadre d'une lutte contre le trafic de drogue qui nécessite davantage de ressources de l'État. « Si la justice commence à mal fonctionner, c'est une attaque dangereuse contre notre démocratie », pointe en ce sens le juge, rappelant qu' »il est de plus en plus difficile de trouver des juges disposés à faire leur travail » dans ce type d'affaires.
« Est-ce qu’on évolue vers un narco-État ? » ajoute la juge, puis elle énumère les caractéristiques qui marquent ce concept et qui, selon elle, se réalisent en Belgique : une économie illégale « parallèle » de plusieurs millions de dollars, la corruption qui « imprègne les institutions » et la violence et « l'intimidation » de la justice.
« Est-ce qu'on exagère ? Selon notre commissaire à la drogue, cette évolution a déjà commencé. Mes collègues et moi partageons cet avis », ajoute-t-il en référence aux avertissements répétés de la commissaire fédérale à la drogue, Ine Van Wymersch, sur la voie dangereuse vers un narco-État dans lequel le pays est plongé. Van Wymersch, ancien procureur, a accédé au poste de commissaire antidrogue en février 2023. Un poste avec lequel l'ancien gouvernement libéral d'Alexander De Croo cherchait à coordonner la lutte contre le problème croissant de la criminalité liée au trafic de drogue, une question non résolue jusqu'à aujourd'hui.
En septembre dernier, l'actuel ministre de l'Intérieur, Bernard Quintin, avait même évoqué la possibilité que des militaires patrouillent aux côtés de la police dans certains des hauts lieux de la drogue. A Bruxelles et surtout autour des gares, dans le cadre d'une surveillance renforcée qui pour l'instant ne semble pas avoir donné de grands résultats : rien que cette année, plus d'une cinquantaine de fusillades ont été signalées dans la capitale belge liées à des règlements de comptes entre bandes. Une vingtaine d’entre eux, durant l’été.
Le cas le plus spectaculaire s'est produit en février, lorsqu'un groupe de jeunes cagoulés ont ouvert le feu avec des fusils dans une station de métro de la capitale, puis ont pris la fuite par les tunnels du métro. Ils n'ont pas encore été arrêtés.
Dans sa lettre, publiée après une réunion du pouvoir judiciaire avec la Commission fédérale de justice pour débattre des problèmes « structurels » face à la menace pénale, la juge propose plusieurs mesures à court terme pour permettre aux juges de continuer à faire leur travail sans crainte ni menace : une législation qui leur permet de travailler « de manière anonyme », un « point de contact permanent » avec le ministère de l'Intérieur et de la Justice et un protocole pour les juges menacés ; une assurance contre les « dommages matériels et personnels » des juges et des membres de leur famille en cas d'attentat et la « protection » des adresses des juges dans les registres nationaux. Mais les réformes doivent avoir un caractère « structurel prioritaire » et répondre à divers défis profonds du pays, ajoute le juge, qui appelle à une « stratégie durable » qui tienne compte notamment du problème des « prisons surpeuplées » et de l'utilisation constante des téléphones portables – bien qu'ils soient interdits – par les détenus, entre autres.
« La question n'est pas de savoir si l'Etat de droit est menacé, car il l'est déjà. La question est de savoir comment notre Etat va se défendre », dit-il.