L'une des deux dates n'est pas claire. Cela devait arriver au cours des 15 dernières années. Ce matin-là, les Français se sont réveillés du vieux rêve évoqué après la Seconde Guerre mondiale par le général Charles de Gaulle, fondateur de la Ve République, le régime politique qui, jusqu'à il y a un an, garantissait la stabilité de la France. La crise financière, la pandémie, la . La dégradation des services publics, le déclin du système éducatif, la révolte des territoires d'outre-mer. Aussi la fragmentation des partis. Et surtout le manque d’intégration de l’immigration. Inégalité.
L'autre date est plus évidente. Vendredi dernier, après 22 heures, le président de la République, Emmanuel Macron, dans une fin de mandat crépusculaire, s'est moqué et a reconduit Sébastien Lecornu au poste de Premier ministre. Cela s'est produit cinq jours seulement après avoir accepté sa démission après 27 jours de mandat. Un reflet absurde et cruel du blocus, du manque d'idées et de la solitude du chef de l'Etat, qui a même convoqué les parties à la réunion vendredi par courrier électronique à deux heures du matin. L’obstination de Lecornu, son proche collaborateur, « un soldat », comme il se définissait lui-même, un candidat que même les membres de son parti ont rejeté, est aussi l’impasse dans laquelle se trouve la France depuis que Macron a dissous l’Assemblée et convoqué des élections législatives en juillet 2024 qui ont créé le Parlement le plus fragmenté de l’histoire récente.
La France, estiment de nombreux analystes, traverse sa pire crise politique depuis 1958. À l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières métropolitaines. Le deuxième mandat de Macron, dont la date d'expiration est marquée par le syndrome du canard boiteux, s'annonçait compliqué lors de sa réélection. Mais personne ne pouvait en deviner l’ampleur. La popularité du chef de l'Etat, avec 14% de soutien, se rapproche du plus bas niveau de l'histoire, dépassée seulement par celle de François Hollande en plein scandale pour ses badinages devant l'Elysée. « Macron est soutenu par moins de la moitié des personnes qui l'ont réélu en 2022, alors qu'il disposait déjà d'une majorité qui n'était pas satisfaite de lui. C'est la particularité de la Ve République, elle est gouvernée par défaut. La base électorale de Macron, si l'on prend le premier tour des élections présidentielles et en supprimant les personnes qui se sont abstenues ou ont voté blanc, s'élève à environ 12% de la population. Rien. Il a été élu parce qu'il y avait un front républicain. contre Marine Le Pen, parce qu'aujourd'hui ils votent contre et pas pour. Mais son assise est très réduite», précise Antoine Bristelle, directeur de l'Observatoire d'opinion de la Fondation Jean-Jaurès.
Le problème du système et de la configuration actuelle du Parlement – trois blocs égaux – est que la légitimité de ses actions est fortement remise en question. « Et cela entre en collision avec le pouvoir absolu dont dispose le président. Sans majorité absolue, il est très réduit. Et c'est ce que Macron ne comprend toujours pas. C'est pour cela que tout est bloqué. Il essaie de créer des alliances qui ne fonctionnent pas, qui n'existent pas. Il l'a déjà essayé trois fois. Je ne vois pas pourquoi cette fois cela devrait marcher », souligne-t-il en référence à la nomination de Lecornu, sa quatrième tentative depuis qu'il a dissous l'Assemblée il y a un peu plus d'un an.
Plus de la moitié des Français (entre 60 et 70 %, selon les sondages) souhaitent la démission de Macron, ce que seul le général De Gaulle a fait jusqu'à présent. C'était en 1969 après avoir perdu un référendum sur la décentralisation du pays. « Si toutes les institutions sont bloquées, si vous avez des gouvernements qui durent des heures, la seule solution est de rebattre les cartes », estime Bristelle. L’idée d’une démission de Macron s’est fortement installée dans la société. Même l'ancien Premier ministre Édouard Philippe, créature politique de Macron, modéré et aspirant à la présidence en 2027, a demandé cette semaine au chef de l'Etat de faire un pas de côté et d'avancer dans les élections. Le problème, selon beaucoup, est que cela ne vaut peut-être pas la peine de recommencer le jeu.
La France, qui entre mai 2024 et le même mois de 2025 a enregistré plus de décès que de naissances pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, navigue entre deux tempêtes. Un temporaire, avec du vent temporaire, et un beaucoup plus profond. La dette publique atteint 115 % du PIB (notamment au-dessus de celle de l'Espagne) et la prime de risque grimpe jusqu'au plafond européen. Le PIB français croît d'environ 1%, soit trois fois moins que celui de l'Espagne. Le pays, coincé dans un déficit de 5,8%, a les mains liées. Il y a des chiffres pires. 40 % de la population vit avec moins de 1 700 euros par mois. Et quelque 9,8 millions de personnes (sur une population totale de 68,5 millions) vivent en dessous du seuil de pauvreté monétaire, fixé à 60 % du revenu mensuel moyen, soit 1 288 euros par personne. Environ 650 000 Français sont tombés dans la pauvreté en un an entre 2023 et 2024, soit la plus forte augmentation depuis 1996, date à laquelle la méthode de calcul actuelle a commencé à être utilisée.
Il en va de même avec les inégalités : les 20 % les plus riches avaient des revenus 4,5 fois supérieurs à ceux des 20 % les plus pauvres, un écart historique au cours des 30 dernières années. L'égalité, l'un des grands piliers de votre République, s'est diluée dans un magma de conflits sociaux. La question a été posée sur la table déjà dans les années 90, et même Jacques Chirac s'est présenté et a remporté les élections présidentielles de 1995 avec l'idée de lutter contre la fracture sociale comme thème central de sa campagne. La division entre deux ou plusieurs Frances. Donc économique avant tout, mais aussi géographique et culturel. Il n'y avait aucun moyen. Et depuis, comme dans la plupart des pays, elle n’a cessé d’augmenter. Jusqu’à ce que le fameux ascenseur social se retrouve coincé entre deux étages.
Depuis près de 30 ans, l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) mesure la pauvreté et les inégalités au sein de la population de France métropolitaine (y compris la Corse, mais pas les îles d'outre-mer). Chaque année, ils ont empiré. Mais jamais auparavant ces chiffres n'ont atteint les niveaux enregistrés pour l'année 2023. Cependant, il n'y a pas de réponses en politique, estime le politologue Marc Lazar, professeur de sociologie politique à l'Institut d'études politiques de Paris (Science Po) et à la Luiss de Rome : « Le climat de défiance est énorme. Il a commencé avant Macron, mais 80 % des Français regardent désormais avec consternation le spectacle de la politique. d'autres pays européens, car nous disposons d'un système de protection sociale très solide. Mais une partie des Français estime que nous ne sommes plus une grande puissance.»
C’est devenu un bourdonnement de fond qui ne provoque aucune vibration émotionnelle, dit Lazar en utilisant une métaphore. « Notre culture ne fonctionne plus comme avant, on compte moins en Europe, la santé est bloquée. Beaucoup ne se reconnaissent pas dans le récit national. Il y a une tendance constante à dénigrer la France. On dépeint un pays où il n'y aurait que du racisme, que la République maltraite les populations colonisées. Et oui, bien sûr, une immense question se pose sur ce que signifie être français aujourd'hui. Et la crise actuelle augmente cette confusion », dit-il.
Le bilan de la présidence d'Emmanuel Macron est sévère. Surtout en dehors des grands centres urbains. Selon une enquête récente, 73 % des ruraux et 72 % des périurbains estiment être les perdants des politiques mises en œuvre depuis 2017. L'agitation est encore plus profonde chez les jeunes (78 % en milieu rural, 74 % en banlieue) et les classes moyennes (respectivement 85 % et 83 %), qui se sentent particulièrement laissées pour compte. Des données qui coïncident avec la multiplication des options aux extrémités de la chambre, comme La Francia Insumisa à gauche ou les ultras Regroupement national (RN). Surtout là où ce sentiment est le plus prononcé.
La détérioration des services publics et leur relation avec l’effort fiscal des familles provoquent une blessure qui lacère peu à peu cette histoire de grandeur nationale. Les Français sont heureux dans leur vie personnelle, même la plus modeste : la note moyenne se situe entre sept et huit sur dix. Le paradoxe, estime Jean-Marc Germain, inspecteur général de l'Institut national de la statistique (INSE) et député européen du Parti socialiste (PS), c'est qu'ils sont les plus mécontents d'Europe par rapport à leur pays. Le fameux mal-être proverbial français.
Germain a également étudié la relation entre l'effort fiscal de différents segments de la population et la récompense qu'ils obtiennent. « Le sentiment d'injustice grandit, et ce n'est pas quelque chose d'inventé. Il n'y a pas de taux progressif, mais un taux régressif en matière d'impôts. Les plus modestes, 30%, ce qu'ils reçoivent en termes de logement, de chômage… est similaire à l'impôt. Et si on y ajoute les services publics gratuits, le bénéfice est net. Si on prend la classe moyenne, le résultat est différent. Ils reçoivent moins d'aides au logement et autres. Mais si on y ajoute les services publics, ils sont légèrement gagnants. Et c'est la clé. Parce que là où ces services publics sont loin de chez soi, dans les zones rurales, en banlieue, le sentiment de perte est total.» Des lieux où, de manière générale, prévaut l’extrême droite du RN.
Le cocktail, estime Germain, a conduit à des phénomènes tels que le . Mais aussi le sentiment, notamment sous le mandat Macron, que les riches ne remplissent pas leur part du contrat social. « L'impôt en France n'est pas progressif. La promesse que l'on paie en fonction de ce que l'on gagne ou que l'on a n'est pas réelle. Elle n'est pas respectée. D'où tout le débat et la popularité de la taxe Zucman », souligne-t-il. Cet impôt, du nom de l'économiste franco-américain Gabriel Zucman et également apprécié des électeurs de droite, propose que les ménages disposant d'un patrimoine supérieur à 100 millions d'euros – moins de 2 000 en France – paient un impôt annuel de 2 % sur leur fortune. Cet impôt pourrait générer jusqu'à 20 milliards d'euros de revenus annuels pour l'État.
Le sentiment grandissant est que les services publics sont accaparés par les classes populaires, généralement façonnées par l’immigration, qui ne représentent en réalité que 13 % de la population (la définition en France inclut également les enfants d’immigrés nés dans le pays). « Nous sommes le pays de l'OCDE qui redistribue le plus en matière sociale. Et le réseau de distribution sociale, c'est-à-dire la solidarité, est l'un des plus forts au monde. Le système est principalement public et cela souligne l'importance de l'État. Il a très bien fonctionné grâce à la classe moyenne, qui est celle qui paie la solidarité avec ses impôts. Mais il est de plus en plus difficile pour ces gens d'avoir un niveau de vie comme celui qu'ils croient leur correspondre, et la solidarité est devient une charge supplémentaire qui génère des tensions. Idéologique aussi. La conclusion erronée est que ceux qui ne travaillent pas et ne bénéficient pas des aides nuisent au système : les immigrés », estime Pascal Brice, président de la Fédération des acteurs de la solidarité.
Le cocktail est encore empoisonné par la crise de l’idéal républicain de méritocratie, selon lequel l’éducation ouvrait la voie au progrès social et économique. 73 % des enfants nés dans des familles de cadres ou de professions libérales accèdent à l'enseignement supérieur, contre seulement 4 % des enfants issus des classes les plus vulnérables. Malgré cela, le nombre de jeunes titulaires d’un baccalauréat ou plus continue d’augmenter. Et même si en 2022, 7,6% des jeunes entre 18 et 24 ans ont quitté le système éducatif avec un « niveau secondaire inférieur », ce chiffre est en nette diminution (il était de 11,8 % en 2012).
L’augmentation de l’enseignement privé, au détriment de l’enseignement public, est également importante. En 2023, 55 % des élèves de sixième issus des classes sociales les plus favorisées fréquentaient déjà l’enseignement privé ; En 2034, ils représenteront près de 90 %. En revanche, seuls 6 % des élèves défavorisés seront inscrits dans une école privée, soit la même proportion qu'aujourd'hui, selon une étude réalisée sur la ville de Paris par les chercheurs de la School of Economics Julien Grenet et Pauline Charousset citée par .
La politique, au moment même où le pays est sous le volcan, a cessé de fournir des réponses. Seuls 26% des Français, selon le baromètre publié par le Centre d'études politiques de Sciences Po, déclarent lui conserver confiance, contre 47% en Allemagne et 39% en Italie. Et la décision prise par Macron vendredi après 22 heures risque désormais d’accroître encore davantage cette méfiance.